Il est né à Tours le 20
mai 1799 (jour de la Saint Honoré) dans une maison qu'un bombardement
détruisit en 1940. Son père, Bernard-François,
53 ans, était un méridional, l'aîné d'une
famille de onze enfants, qui, venu à pied de son Tarn natal à
Paris, parvint, à la force du poignet, à occuper plusieurs
emplois dans les bureaux du Conseil du Roi. Il se fixe à Tours,
où il est directeur des Contributions, administre l'hôpital,
devient adjoint au maire. Sa mère, la jolie Laure Sallambier,
a 21 ans et sort d'une famille de la bonne bourgeoisie parisienne. Fine,
cultivée, mais, semble-t-il, un peu sèche, elle ne sera
jamais très tendre avec Honoré, lui préférant
son cadet Henri, (probablement adultérin). «Je n'ai
jamais eu de mère » reconnaît-il à 47
ans. Placé au collège des Oratoriens de Vendôme,
il y passe huit ans, pendant lesquels il ne voit ses parents que trois
fois. Là commencent ses rêves de grandeur, qui compensent
peut-être les soucis (déjà !) que lui cause l'esprit
d'économie de sa mère : il a beaucoup moins d'argent de
poche que ses camarades, et il en souffre. Sensible à l'indifférence
maternelle, c'est un garçon joufflu, mélancolique et silencieux.
Sa seule gymnastique est intellectuelle : il dévore tous les
livres qu'il trouve sur son passage.
En 1814, sa famille se fixe enfin à Paris, mais il ne fait que
changer de prison : la pension Lepître, au Marais, puis la faculté
de Droit où un répétiteur l'accompagne. Pour que
ce malheureux adolescent aux poches vides, à la tête bourrée
de sentences, engagée dans la solitude, n'ait pas un instant
pour rêver aux étoiles, (comme sa mère le lui reprocha
dès l'enfance), on le place très vite chez un ami avoué...
Il n'y perd pas son temps : mille drames familiaux s'y nouent et se
dénouent dans cette étude qui nourriront plus tard son
œuvre. Il acquiert aussi à cette époque cette gaieté
et cette exubérance qui ne le quitteront plus, même dans
les pires périodes. A l'étude, il fait rire ses collègues
par des jeux de mots, ses histoires « salées », la
façon qu'il a de relever les ridicules et les bassesses d'autrui.
Mais avec ça, le travail n'avance guère. Il reçoit
un jour, du premier clerc, le billet suivant : « M.Balzac est
prié de ne pas venir aujourd 'hui, car il y a beaucoup d'ouvrage
»...
En 1819, mauvaise nouvelle : son père âgé
il est vrai de 73 ans, doit prendre sa retraite. Plutôt que de
jouer les nouveaux pauvres au Marais, la famille préfère
s'installer à la campagne où tout est moins cher. Les
voilà donc à Villeparisis, où ils ne passent pas
inaperçus. Les Balzac, en effet, sont au-delà du pittoresque,
à la fois intelligents, drôles, fantasques, ils révolutionnent
le petit village. Et tous ont le mot et la plume facile ! Autre manie
dont Balzac a hérité : celle de la noblesse. On s'appelle
tantôt Balzac, tantôt de Balzac. Fâcheuse hésitation,
dont Honoré fera les frais : rien de pire que les particules
intermittentes.
EN ATTENDANT LA GLOIRE
Puisqu'il veut être écrivain,
la famille lui demande de faire ses preuves. On l'installe alors dans
une mansarde de la rue Lesdiguières, près du Luxembourg.
Dans ce quartier pauvre, Balzac voit naître en lui un véritable
don de voyance : « En entendant les gens, je me sentais leur
guenille sur le dos, je marchais les pieds dans leurs souliers percés
; leurs désirs, leurs besoins, tout passait dans mon âme,
ou mon âme passait dans la leur. C'était le rêve
d'un homme éveillé».
Voyance, donc, mais aussi soif de célébrité. La
preuve, une lettre très amusante qu'il écrit à
sa sœur Laure, (qu'il adore) : «Le feu a pris dans mon
quartier rue Lesquidières, n°9, au troisième étage,
dans la tête d'un jeune homme. Les pompiers y sont depuis un mois
et demi, pas possible de l'éteindre. Il s'est pris
de passion pour une jolie femme qu'il ne connaît pas. Elle s'appelle
la Gloire ». Voilà un feu qui n'est pas près
de s'éteindre.
Mais ce n'est pas avec son drame Cromwell
que la gloire viendra : après lecture, l'académicien Andrieux
est formel: « L'auteur doit faire quoi que ce soit, excepté
de la littérature. » !
On est en 1820, Balzac ne se décourage pas, mais quitte la mansarde
et retourne à Villeparisis. Là, seul ou en collaboration
avec des « industriels de la ligne » fabriquant des romans
à la chaîne, installés, eux, à Paris, il
écrit divers romans auxquels la famille participe elle aussi
un peu. Il signe Honoré de Saint-Aubin ou Lord R 'Hoone (anagramme
d'Honoré).
C’est l’époque de Clotilde de Lusignan ou
du Vicaire des Ardennes. Il écrit aussi des traités
anonymes : Du Droit d'aînesse qu'en bon royaliste il
défend, et une Histoire impartiale des Jésuites,
plus orthodoxe encore qu'impartiale.
Toujours à Villeparisis, il fait deux rencontres
très différentes, mais qui seront très importantes
pour lui. La première, c'est Zulma Carraud, une amie de sa sœur
Laure, qui restera pour lui une conseillère fidèle - peu
écoutée parce que trop sage - et une sorte de statue du
Commandeur. Avec cela, la bonté même. .. L'autre rencontre,
cruciale, celle-ci, c'est Madame de Berny. Elle habite au bout du village
et voisine amicalement avec les Balzac. Quand Honoré la voit
pour la première fois, en 1822, il tombe éperdument amoureux.
Elle aussi, mais plus discrètement : elle a 22 ans de plus que
lui. Il tirera de cette aventure, qui va durer quinze ans, le sujet
du Lys dans la vallée. En attendant, on jase dans le
village et Honoré, la mort dans l'âme, doit prendre le
large. Il s'en va retrouver sa sœur Laure à Bayeux, où
elle s'est installée après son mariage avec un M. Surville.
Là, il étudie les couches et les espèces de la
société locale et lit avec passion la Physiognomonie de
l'écrivain suisse Lavater, ou l'art de connaître les hommes
par leur physique.
SON OBSESSION: ALLIER LA LITTERATURE AUX AFFAIRES
On ne sait s'il se croit un physique
de financier, mais en tout cas, il poursuit une obsession, allier la
littérature aux affaires. Le meilleur moyen, c'est bien de fonder
une maison d'édition. Il s'installe dans l'actuelle rue Visconti
et lance, entre autres, l'idée d' « intégrales »,
des grands classiques en un ou deux volumes. D'autres, par la suite,
reprendont l'idée, mais pour ce qui est de l'éditeur-imprimeur
Balzac sis rue Visconti à Paris, c'est, hélàs,
la faillite. L'écrivain Balzac, lui continue à écrire.
Les consolations sentimentales à ce coup du sort financier ne
lui manquent pas: c'est ainsi qu'il subjugue la duchesse d'Abrantès,
veuve du maréchal Junot, qu'il rencontre grâce à
Laure. Elle deviendra vite sa « chère Marie », ce
qui signifie dans le vocabulaire balzacien qu'ils sont amants. Signe
prédestiné, comme sa mère, comme sa sœur,
comme Madame de Berny, elle s'appelle Laure.
Il s'installe alors, confortablement, dans une
maison de la rue Cassini, près de l'Observatoire. Dans son cabinet
de travail, des livres reliés aux armes des Balzac d'Entragues
(avec lesquels il n'a rien à voir) et une statuette de Napoléon
avec ce mot: « Ce qu’il n'a pas achevé par l'épée,
je l'accomplirai par la plume ». Signé: Honoré
de Balzac.
Ce Napoléon de la littérature écrit d'abord Les
Chouans, qui paraissent en 1829. Il ne s'en doute pas encore, mais
c'est la première pièce de la future Comédie
Humaine. Le succès n'est pas très grand. Balzac sort,
bavarde, s'amuse, fréquente les salons, dont celui de Madame
Récamier. Ses qualités -verve, imagination, intelligence-
y font oublier ses défauts, un puéril besoin de luxe allié
avec une mise souvent négligée et une certaine «
vulgarité ». Côté amour, il ne lésine
pas (« la nature nous a doté d’ un appât
; il faut tâcher de jeûner le moins possible »),
mais il reste dans les limites de la « loi sociale ».
Le succès vient avec la Physiologie du mariage, qui
contient déjà en germe cent sujets de romans et de nouvelles.
Il signe de très nombreux articles - dont une très méchante
critique du Hernani de Hugo. Sa collaboration à divers
journaux d'Emile de Girardin lui permet de rencontrer les grands dessinateurs
du siècle : Gavarni, Grandville, Monnier (dont le Monsieur Prudhomme
préfigure le bourgeois balzacien ). Il se montre extrèmement
sensible aux modes, aux manies, aux goûts. Entre autres occupations,
il joue au « nègre » pour la duchesse d'Abrantès
et lui écrit ses Mémoires.Depuis
1830, il travaille énormément. La récompense vient
vite : en 1831 c'est le vif succès de La peau de chagrin,
suivi des Romans et Contes philosophiques. Il signe maintenantHonoré
de Balzac, ce qui lui vaut - et lui vaudra jusqu'à sa mort -,
les attaques les plus imbéciles.
Reçoit-il beaucoup d'argent? Au lieu de rembourser ses dettes,
il en fait d'autres. Il meuble magnifiquement la rue de Cassini, reçoit
de même, s'achète chevaux et tilbury... Chez Buisson, le
tailleur le plus cher de Paris et donc du monde, il commande ses fameuses
robes de chambre blanches et ses non moins fameux gants glacés
jaune. Autres ingrédients indispensables au dandy : les bottes,
les pommades et l'eau du Portugal …
Dans un salon, il est présenté à Henriette, marquise
de Castries, nièce du duc de Fitz-James. On ne peut pas faire
« mieux ». Honoré de Balzac est aux anges, époustouflé
par les raffinements de la marquise. Ce milieu « ultra »,
déteint sur lui ; le voilà zélé légitimiste.
Sa vieille amie Zulma Carraud, républicaine austère, lui
demande de ne pas s'oublier.
La célébrité semble donner des ailes à son
ambition, stimuler une vitalité déjà débordante.
Il reçoit comme un prince, travaille furieusement, lit des tonnes
d'ouvrages, entretient un fabuleux réseau de correspondants,
et surtout de correspondantes. Quel extraordinaire épistolier
! Que de fantaisie ! Les missives les plus intéressantes sont
échangées avec Zulma Carraud. Dans un style admirable,
il raconte à ses proches son travail de titan, perpétuellement
attablé à l'écritoire où il jette sa «
vie comme un alchimiste son or dans un creuset ». (lettre
à Zulma, 1832). Il raconte aussi ses amours passionnées.
Il calcule, certes, mais aussi fort qu'il aime, et ce n'est pas peu
dire. Physiquement il attire, sans qu'on sache pourquoi : il n'est ni
beau ni raffiné. Des contemporains dignes de foi le dépeignent
comme un être robuste, rubicon, glouton à table, bavard
avec brio.
LAURE, HENRIETTE, EVE ET LES AUTRES
Pour satisfaire sa passion d'écrire et pour payer ses dettes,
il travaille, travaille et travaille. Il se couche à six heures
du soir, se fait réveiller à minuit, écrit douze
ou quinze heures, sort l'après-midi et... se couche. Résultat
de toutes ces nuits blanches : Le Curé de Tours, Les Contes
Drôlatiques, La Femme abandonnée, le Colonel Chabert...
Au cours d'un voyage vers l'Italie avec la marquise de Castries, il
s'aperçoit que celle-ci le mène en bateau : elle refuse,
non sans dédain, de « déposer le corset
». Il la quitte à Genève et revient à Paris.
Balzac lave l'affront dans l'encre en faisant de la cruelle 1 'héroïne
sans panache de La Duchesse de Langeais (1834).
Parmi les écrivains, c'est peut-être
de George Sand qu'il se sent le plus proche. Elle n'aime pas toutefois
ses Contes Drôlatiques. « Je me souviens, écrira-t-elle,
que comme je le traitais de gros indécent, il me traita de prude
et sortit en me criant dans l'escalier : Vous n'êtes qu'une bête!
Mais nous n'en fûmes que meilleurs amis. »
A 32 ans, il voudrait bien se marier, mais ni Madame de Berny, ni Zulma
Carraud ne sont à sa convenance : il exige fortune et haut rang
social, lui qui n'a pour toute dot que son génie. .. et cent
mille francs de dettes !
Entre alors en scène Eveline (ou Eve) Hanska, née Rzewuska,
d'une illustre famille polonaise ralliée à la Russie et
mariée au comte Hanski, maréchal de la noblesse de Volhynie.
La marquise de Castries lui paraît soudain peu de chose à
côté - d'autant plus que Madame Hanska lui écrit
les lettres les plus belles... et les plus flatteuses. Tout a commencé
en effet par une correspondance, signée « l'Etrangère
». Balzac, qui a commencé Louis Lambert et ébauché
Eugénie Grandet, la rencontre à Neufchâtel
le 25 septembre 1833. Comme ils ne se connaissent pas, ils prennent
rendez-vous, promenade du Val de Travers. Balzac voit une dame qui lit
et qui laisse tomber son mouchoir. Scénario habituel. Il le ramasse,
le lui rend et voit que le livre qu'elle tient est un roman de lui.
C'est le coup de foudre, même pour la comtesse, et malgré
l'aspect peu romantique d'un Balzac tout rond, brèche-dent et
mal peigné.. .Les deux amants ne peuvent attendre longtemps pour
se revoir : ce sera chose faite à Genève, de Noël
1833 à février 1834. Le comte Hanski, beaucoup plus vieux
que sa femme (mais en meilleure santé que ne le souhaiterait
Balzac) , ne pipe pas. L'entente intellectuelle et physique des deux
amants est parfaite. Leur correspondance reprend ensuite plus enflammée
que jamais. La comtesse est très amoureuse et, de surcroît,
fort jalouse, non sans quelque raison, d'ailleurs : l'écrivain
n'a-t-il pas, entre-temps, fait la connaissance d'une autre comtesse
- « la» Guidoboni-Visconti - qu'il ne quitte plus d'une
semelle? Deux comtesses d'un coup, cela fait des frais. Sans compter
les caprices personnels de l'auteur : en 1834, alors qu'il est endetté
jusqu'au cou, les Parisiens le voient promener une canne au pommeau
d'or massif enchâssé de turquoises.
1834 est une autre année d'énorme travail. En avril, il
tombe même dans une sorte d'anéantissement et doit se reposer.
César Birotteau, Séraphita, La Recherche de l'absolu lui
donnent beaucoup de mal. Ses cheveux blanchissent et tombent par poignées.
Le café, principal aliment de Balzac, devient peu à peu
une bouillie de caféine. Il raconte quel effet ça lui
fait: « Dès lors, tout s'agite , les idées s'emballent
comme des bataillons de la Grande Armée (…) Les souvenirs
arrivent au pas de charge (…) La cavalerie légère
des comparaisons se développe par un magnifique galop ; l'artillerie
de la logique accourt avec son train et ses gargousses ; les traits
d'esprit arrivent en tirailleurs. Chaque jour est un Austerlitz de la
création. »
En 1835, paraît Le Père Goriot. Balzac a travaillé
certains jours jusqu'à 20 heures pour le terminer. Le livre s'arrache
mais les critiques ne désarment pas. L'un d'eux, vertueux, s'exclame:
« Quelle caricature de paternité! Que de mauvaises mœurs!
Que de tableaux cyniques! Que de femmes adultères! ».Le
journal La Mode parle de Balzac comme de « l'inévitable
de la librairie».
MA VIE N'EST QU'UNE LUTTE
Comme il veut toujours produire plus, il lui faut des aides. Il prend
comme secrétaire Jules Sandeau, amant de George Sand, délaissé
pour Marie Dorval. Il le charge de « recherches ». Tâche
effroyable. Sandeau raconte:« Je compilais à perdre haleine,
sans parvenir à le satisfaire, heureux, quand, harassé
de fatigue, couché sur mon étroit lit de fer, je n'étais
pas réveillé en sursaut par ce titan, désireux
de me lire les pages fraîches du roman nouveau ou de m'atteler
à la correction de ses innombrables épreuves ».
Balzac n'arrête pas d'acheter des meubles, des tapis, de l'argenterie.
Ses cannes deviennent célèbres: ce sont les plus jolies
et les plus chères de Paris.
Madame Hanska reste la première dans ses pensées et il
aimerait bien la rejoindre à Vienne. Comment faire sans argent,
quand on vient de se faire ruiner, bien involontairement, par une canne
à pommeau d'or serti de turquoises? James de Rothschild lui en
prête, non sans dire à l'intermédiaire: «Faites
bien attention à M. de Balzac, c'est un homme bien léger
». Il part pour Vienne avec Auguste, son valet de chambre. L'aristocratie
viennoise l'accueille comme un héros et le prince Metternich
goûte ses idées politiques. Quant aux Rothschild de Vienne,
ils continuent les bons offices de leurs cousine de Paris...
Au retour, il faut produire pour éponger. En recevant ses textes,
les imprimeurs s'arrachent la tête: « C'était une
ébauche, un chaos, une apocalypse, un poème hindou. L'imprimeur
pâlit. Le délai est bref, l'écriture inouïe.
On transforme le monstre : on le traduit à peu près en
signes connus ». Mais Balzac, quand il reçoit les épreuves,
les considère comme des canevas ! Il les colle alors sur d'immenses
« paravents » et continue à broder. .. « De
chaque mot imprimé part un trait de plume qui rayonne, serpente
et s'épanouit à l'extrémité en pluie de
phrases, d'épithètes et de substantifs, soulignés,
croisés, mêlés, raturés, superposés.
On travaille à tout hasard et à la grâce de Dieu.
»
Poursuivi par ses créanciers, et en particulier par son propre
éditeur Werdet, il doit déménager, se cacher, ruser,
se déguiser. Son seul lance-flammes, dans l'incendie de ses dettes,
c'est sa plume. Mais le cercle est infernal: «J'achève
souvent une chaumière à la lueur d'une de mes maisons
qui brûle ».
Une qui ne tarde pas à brûler, c'est la Chronique de
Paris, qu'il rachète parce qu'il y voit « un premier
pas vers le pouvoir ». C'est en fait, un pas de plus dans la déconfiture.
Rédaction certes éblouissante : Hugo, Théophile
Gautier, Gustave Planche, Alphonse Karr. Balzac, futur ambassadeur (on
fait de la politique ou on n'en fait pas) doit écrire les articles
sur l'étranger. Comme secrétaires d'ambassade, il prend
deux jeunes gens aux noms ronflants: le marquis du Belloy et le comte
Ferdinand de Grammont. Les conférences de travail se passent
chez lui, autour d'une table : jambon rôti, pluviers au gratin,
grenadins de veau, filets d'esturgeon, asperges, beignets d'ananas,
vins de Champagne et du Rhin. On fait des plaisanteries, des jeux de
mots, de proverbes postiches (« L'occasion fait le luron »).
Mais une fois les lurons partis, Balzac se retrouve seul avec le numéro
de la Chronique à écrire...
INSOUMIS ET REFRACTAIRE A LA
GARDE NATIONALE
Le beau navire coule, et les rats nagent vite. Le 23 avril 1836, c'est
le bouquet: le voilà aux prises avec la garde nationale! Comme
il refuse de remplir son devoir de « soldat-citoyen» dans
ce corps d' « épiciers », il est arrêté
et conduit à l'hôtel des Haricots. L'intime de Metternich,
en prison ! Il n'y a plus de justice. Il obtient néanmoins du
feu, une chambre particulière, un table et corrige Le Lys
dans la vallée. Il donne des dîners et réussit
le tour de force de dépenser autant d'argent en prison qu'à
l'air libre.
En sortant, il s'attèle aux Illusions perdues, un titre
qui lui va bien. C'est une orgie de travail. Il part ensuite pour l'Italie,
où il a décidé de défendre les droits de
la famille Guidoboni-Visconti dans une affaire d'héritage. Etrange
voyage : il se fait accompagner d'une maîtresse déguisée
en garçon, une amie intime de Jules Sandeau. La comtesse Visconti
ne s'émeut pas: elle sait qu'un artiste a besoin d'aventures
et elle-même...
Pendant qu'il folâtre ainsi, Madame de Berny, son « soleil
moral », se meurt. Elle ne voulait plus le revoir, persuadée
que la mort d'un de ses enfants était une punition de Dieu pour
sa liaison avec Honoré. Pourtant, sur son lit de mort, elle l'avait
fait appeler. Il était en Italie et elle était morte,
seule avec ses souvenirs. Le lendemain, son fils a brûlé,
comme elle le lui avait demandé, ses quinze années de
correspondance amoureuse avec Balzac.
Il a beaucoup de peine ; mais le tourbillon l'entraîne et ne lui
laisse pas le temps de pleurer le passé. En 1837, il va voir
George Sand à Nohant. Ces deux grands « hommes »
experts en féminité, se ressemblent : « Elle
est un de ces esprits, dit Balzac, qui sont puissants dans
leur cabinet, et fort attrapables sur le terrain des réalités
». A Nohant, il « varie les excitants », et fume un
tabac d'Orient, très fort...
Il achète la maison des Jardies, à
Ville-d'Avray et veut y faire pousser des ananas. Rien ne peut rapporter
plus gros que les ananas. Un seul problème, le sol est si pentu
qu'il est impossible d'y faire pousser un arbre. Peu importe: Balzac,
pour soutenir tout ça, veut faire importer d'Italie des pilots
d'aloès, poutres sur lesquelles reposent les palais de Venise!
On arrive à l'en dissuader!
Rien d'étonnant donc à ce que son livre de chevet, les
Comptes mélancoliques (échéances et dettes) soit
maintenant plus gros que celui des Contes drôlatiques
« auxquels il ne fait pas suite», dit-il en riant.
TRAQUÉ PAR SES CREANCIERS
Balzac a maintenant des dettes absolument partout. Les unes sont «
criantes », les autres «tranquilles ». Parmi les premières,
certaines sont particulièrement humiliantes : à sa portière,
à son jardinier, à son garde-champêtre.
Lui qui refaisait dix fois ses romans ne prenait aucun soin de ses pièces
de théâtre, censées chaque fois lui rapporter une
fortune. La veille du jour où il devait lire Vautrin
au théâtre de la Porte-Saint Martin, il convoqua ses amis
Gautier, Belloy, Gurliac et Laurent-Jean chez... son tailleur. Voilà
la conversation avec Gautier :
« Enfin! Dépêchez-vous donc! Je lis demain chez Harel
(le directeur du théâtre) un grand drame en cinq actes.
- Et vous désirez notre avis?
- C'est que le drame n'est pas fait. Nous allons bâcler tout ça
pour toucher la monnaie. Vous ferez chacun un acte, je ferai le cinquième
et je le lirai à midi comme convenu.
- Alors, contez-nous le sujet.
Et Balzac, avec un grand éclat de rire:
- Ah! s'il faut vous conter le sujet, nous n'aurons jamais fini !».
La première eut toutefois lieu le 14 mars 1840. Les journaux
étaient tous contre lui, depuis la peinture du milieu journalistique
qu'il avait faite dans les Illusions Perdues. L'entrée
en scène de l'acteur Frédérick Lemaître en
général mexicain avec un toupet à la Louis-Philippe
exaspéra le fils du roi, présent dans la salle. Le lendemain
Vautrin était interdit. La famille de Balzac qui avait,
comme à son habitude, participé financièrement
à la pièce, se trouvait, une fois de plus, flouée.
Il recommence avec la Revue parisienne
les folies de la Chronique de Paris. Même résultat.
Une consolation: il y a éreinté Port-Royal de Sainte-Beuve:
« M. Sainte-Beuve a eu la pétrifiante idée de restaurer
le genre ennuyeux ».
A Madame Hanska qui lui reproche la rareté de ses lettres, il
répond: « Elles étaient rares parce que je n'ai
pas toujours eu l'argent pour les affranchir ». Madame Hanska
est loin, les autres amours le déçoivent et les créanciers
le harcèlent. Il s'installe sous un nom d'emprunt à Passy,
rue Basse, aujourd'hui rue Raynouard. Une Madame de Breugnol (particule
rajoutée) lui sert à tout, gouvernante, secrétaire,
agent d'édition, maîtresse. Il y écrit La Rabouilleuse,
Ursule Mirouët, Une Ténébreuse affaire.
LE NAPOLEON DE LA LITTERATURE
Un grand moment en 1841 : il signe avec un collège de libraires
(Furne, Dubochet et Cie, Hetzel et Paulin) un contrat d'édition
de toutes ses œuvres sous le titre prestigieux de La Comédie
Humaine. Autre bonne nouvelle : le comte Hanski meurt. Balzac vend
comme d'habitude la peau de l'ours trop vite. Tout n'est pas si facile.
Madame Hanska veut aller doucement. Vu sa position sociale et sa fortune,
elle craint la réaction du tsar, fort pointilleux pour les alliances
avec les étrangers : vu son éducation et son entourage,
elle craint une mésalliance ; vu Balzac, elle craint de finir
comme une pauvresse !
Il va la voir à Saint-Pétersbourg en 1843. La bonne société
l'acclame. Au retour, malgré une santé déclinante,
il continue à travailler comme un fou. Ses relations avec sa
sœur Laure et sa mère sont orageuses. Il se console en envoyant
à l'Etrangère des lettres de plus en plus exaltées.
En 1845, il la retrouve à Dresde et rencontre sa fille Anna et
son fiancé. Tous quatre voyagent en Italie où Balzac dévalise
tous les antiquaires.
Où mettre tous ces achats? Il faut un musée pour ces splendeurs.
Pas de problème: il achète un hôtel rue Fortunée
(aujourd'hui rue Balzac), avec l'idée d'y installer un jour sa
femme. Il lui écrit: « Tu pourras y recevoir ta cousine,
la princesse de Ligne. C'est hors ligne vraiment ». Pour
payer cette installation, il se lance dans des spéculations dont
l'échec est, une fois de plus, accablant.
Sa santé se dégrade, mais les journaux qui les ont payés
d'avance réclament leur feuillets. Et c'est Le Cousin Pons,
La Cousine Bette, Les Paysans…
Entre deux séries d'épreuves à corriger, il fait
un saut à Wiesbaden pour assister au mariage d'Anna et de Georges.
Et voilà qu'à son retour, la fidèle Breugnol, jalouse,
lui vole les lettres de Madame Hanska et le fait chanter! Pour cinq
mille francs, il récupère ses lettres. Décidément,
tout se paie...
EN TOUCHANT LE BUT ...
En 1847, il continue à courir l'Europe pour aller voir Madame
Hanska. Mais cette fois, il la ramène de Francfort à Paris
puis repart avec elle (enfin !) à Wierzchownia. Extraordinaire
voyage. Il avait beaucoup espéré; il fut comblé.
« 40 000 âmes » à son service, c'est plus encore
que la Comédie Humaine. Il ne rentre à Paris qu'en février
1848. Il y retrouve la Révolution. Ce n'est pas son genre. Une
consolation, sa pièce, La Marâtre, connaît
un grand succès. Comme s'il sentait que la vie lui échappait,
il semble vouloir la retenir en multipliant les achats, les dettes,
les rêves. Il lui faut travailler, mais les torrents de moka n'agissent
plus.
Il retourne à Wierzchownia et charge sa mère de préparer
la rue Fortunée pour son retour. Il la charge aussi de déposer
des cartes chez les académiciens. Il y a deux élections
prochaines. Lui qui aimait tant les titres se voit préférer
cruellement le comte de Noailles et le comte de Saint- Priest.
Son état s'aggrave mais la perspective de son mariage le met
en joie. Le 14 mars 1850, c'est enfin le grand jour. Madame Hanska a
donné presque tous ses biens (mais il lui en reste...) à
sa fille et Balzac a reçu du tsar la permission d'épouser
une de ses sujettes. Balzac avait même offert de se faire russe,
s'il le fallait. Le tsar a décliné sa proposition. Après
le mariage, c'est le retour, affreux, vers Paris. Le temps est aussi
mauvais que la santé de Balzac, qui souffre de plus en plus du
cœur.
Le 21 mai, ils arrivent rue Fortunée. Ce qui devait être
une apothéose tourne au cauchemar : la porte est close et le
domestique, devenu fou, s'est barricadé à l'intérieur
après avoir saccagé une partie de la maison.
Balzac y vit un triste présage. Lui-même, dont le voyage
avait aggravé l'état, était à toute extrémité.
C'est par les lettres d'Eve à sa fille que nous suivons avec
précision l'évolution du mal. A la fin mai 1850: «
Il ne peut ni voir ni marcher, écrit-elle, il s'évanouit
sans cesse ». Le 30, son vieil ami, le Dr Nacquart consulte les
sommités médicales. Les illustrissimes prescrivent des
purges, des diurétiques et les habituelles saignées. Résultat?
En peu de temps les membres enflent, une albuminurie profonde se déclare;
elle s'accompagne d'hydropisie, de douleurs lancinantes. Ce géant
ne pouvait souffrir que des maux capables d'en tuer dix !
Le 5 août, après un heurt contre un meuble, la gangrène
gagne une jambe. Gravement atteint, 1’homme n'en continue pas
moins à faire des plans et des projets pour ses romans futurs.
Il accepte les souffrances (passagères, croit-il), comme la rançon
du bonheur enfin conquis.